Lettre aux élus locaux
Lettre aux élus locaux
Norrent-Fontes, le 3 août 2009
Madame, Monsieur,
Après les explications données par la sous-préfecture à propos de la présence des migrants en transit dans les environs de Norrent-Fontes, il me paraît indispensable d’évaluer la pertinence des solutions imaginées par l’État au regard de la réalité.
I. L’asile, première proposition de l’État
Depuis deux
ans qu’il existe, notre collectif, devenu association, n’a cessé de travailler
en ce sens. Ce travail a été rendu vain par l’usage que la France fait du
règlement européen « Dublin 2 », lequel oblige, en principe, les demandeurs
d’asile à déposer leur demande dans le premier pays par lequel ils sont entrés
sur
le territoire européen. Toutefois, il permet aussi à n’importe quel État
membre de l’UE de déroger à cette règle.
Les Érythréens qui transitent par
Norrent-Fontes sont, pour la plupart, d’abord passés par l’Italie, où une partie
d’entre eux a obtenu une protection (statut de réfugié ou protection
subsidiaire). Malheureusement l’Italie ne prend absolument pas son rôle de
protecteur au sérieux : aucun système d’intégration n’est mis en place, pas de
logements disponibles, pas de minimum social, pas d’accès à l’école ni aux
soins, un marché du travail légal presque inaccessible…
C’est ainsi qu’après
avoir fui leur propre pays, les migrants sont contraints de fuir l’Italie qui
leur a accordé sa protection tout en s’efforçant de les dissuader de demeurer
sur son territoire. Beaucoup ayant de la famille réfugiée en Angleterre depuis
de nombreuses années, ils vont y chercher un nouveau refuge, auprès de leur
communauté, par défaut. Si on le leur proposait, une forte partie d’entre eux
accepterait néanmoins de rester en France. Mais, comme l’a rappelé le
sous-préfet de Béthune lors de notre rencontre, par la voix du service des
étrangers de la préfecture, les pouvoirs publics s’interdisent cette
possibilité, parfaitement
conforme au droit en vigueur.
Nous savons donc
bien ce que cela va produire sur le terrain. Les migrants ne pourront déposer
leur demande d’asile en France, ne voudront pas retourner en Italie, ne pourront
atteindre légalement l’Angleterre, ils resteront donc dans les fossés obligés de
se déplacer illégalement.
Ou seront « réadmis », euphémisme pour des retours
forcés vers ces premiers pays « d’accueil », après de longs séjours en centres
de rétention administrative (lieux d’enfermement des étrangers).
II. Les « retours volontaires », deuxième solution envisagée par
l’État
Envisager des retours forcés vers l’Italie serait vain et
très onéreux et équivaudrait à la situation que nous connaissons depuis
plusieurs années (les migrants sont renvoyés vers l’Italie dès que leurs
empreintes sont détectées, y compris par l’Angleterre quand ils l’atteignent).
Nous assistons à ce jeu de pingpong entre l’Angleterre, la France, l’Italie ou
la Grèce depuis deux ans. Nous avons vu des gens passer deux, voire trois fois
déjà. Créée par des lois hors de la réalité humaine, cette nouvelle catégorie de
population n’est pas en transit, mais en errance. Le système est bien rodé : les
premiers pays d’accueil ne font rien pour accueillir dignement les réfugiés
politiques, les autres pays se dédouanent de ce même devoir grâce au règlement
Dublin 2. C’est ainsi que certains migrants ont déjà fait trois fois
l’aller-retour Londres-Rome, en passant à chaque fois par chez nous.
Pendant
ce temps les populations locales doivent cohabiter avec de nouvelles populations
en détresse et prendre en charge ceux que les états rejettent et
délaissent.
La sous-préfecture ainsi que le député oublient que les
Érythréens obtiennent à plus de 90 % l’asile, quand ils peuvent le demander. La
situation en Érythrée est dramatique au regard des libertés fondamentales, des
persécutions politiques, religieuses, des violences, des emprisonnements
arbitraires. Les services de l’État ne
disent pas l’unanimité des grandes ONG
de protection des droits de l’homme quant à la nécessité de ne pas ramener les
Érythréens chez eux. Ils ne disent pas non plus que des accords pour des retours
volontaires ou forcés n’ont jamais été possibles entre la France et
l’Érythrée.
Les services de l’État sous-entendent le renvoi dans d’autres
pays « acceptant la personne ». Outre qu’il s’agit là d’une « vision d’école »
sans aucun rapport avec la réalité (qu’on nous dise quel État tiers va accepter
d’accueillir les Érythréens), nous sommes choqués d’imaginer que l’Europe se
défausse de son devoir de protection sur des pays loin d’être en mesure
d’accueillir des réfugiés.
L’État, comme l’Europe, songe sûrement aux pays
dits de transit ou de « frontières extérieures », comme la Libye, par laquelle
arrivent les Érythréens, connue internationalement pour ses mauvais traitements
à l’égard des migrants, notamment des femmes. Les migrants sont achetés et
revendus comme des esclaves tout le long de leur parcours ; puis les Libyens
consentent à les laisser partir pour l’Europe pour obtenir d’elle plus d’argent
(20 millions d’euros de subvention cette année pour stopper les réfugiés). Par
ces accords juteux, l’Europe renie les valeurs sur lesquelles elle s’est bâtie
en nouant des liens avec des dictateurs sanguinaires et cupides.
III. Les passeurs, pilier d’une stratégie de
communication
Cela n’a pu vous échapper, l’argument prédominant pour
justifier la stratégie répressive de l’État vis-à-vis des hommes, femmes et
enfants perdus en Europe est la lutte contre les filières de
passeurs.
Lorsque les hommes ont besoin de franchir un obstacle naturel, ils
font appel à un guide. Lorsque l’obstacle devant eux est artificiel, ce guide
est nommé passeur. Vous imaginez que, comme entre 1940 et 1945, parmi ceux qui
prennent le risque de faire passer les autres, il y en a de plus honnêtes que
d’autres.
La stratégie de communication de l’État consiste à faire des
migrants des personnes ignorantes, crédules et apeurées par des « passeurs
exerçant leur trafic d’êtres humains ». En occultant le libre arbitre et la
détermination des réfugiés à trouver des conditions de vie dignes, il est aisé
de ne désigner qu’un seul coupable : le passeur. Celui-ci n’est pourtant qu’un
symptôme de la situation et non pas sa cause. Ainsi, plus il y a de difficultés
à franchir une frontière, plus il y a de mafia.
Les migrants ne sont ni plus
bêtes ni plus passifs que le commun des mortels.
Face aux abus, ils
s’auto-organisent. Par le téléphone portable notamment, ils communiquent en
amont à leurs compatriotes les pièges à éviter, parmi lesquels la mafia. Ils
sont comme tout consommateur : ils veulent le meilleur rapport qualité prix et
se libèrent donc autant que possible de la mafia en s’organisant entre eux, en
choisissant qui ouvrira et fermera les portes des camions pour eux. Et, la
plupart du temps, ce sont ces passeurs ou fermeurs de portes occasionnels, et
non les « professionnels », qui sont interpellés.
Ceux qui ont fait le choix
de prendre ces risques le font car ils se savent dans une voix sans issue.
Fichés dans un pays où ils ne peuvent rester, ils y sont continuellement ramenés
depuis l’Angleterre ou la France, jusqu’à épuisement. Ils se mettent donc au
service des membres de leur communauté qui ont encore une
chance de se
stabiliser en Grande-Bretagne, et qui les paient pour ce service rendu. Ce sont
donc les politiques d’asile et d’immigration qui fournissent leur subsistance
aux fermeurs de portes.
Loin de nous en satisfaire, nous déplorons que
l’État, par facilité, se contente de s’en prendre aux symptômes plutôt qu’aux
causes. Pendant ce temps-là, les prisons se remplissent de jeunes gens qui,
mieux accueillis, n’auraient aucune raison de participer à ce jeu de dupes.
En conclusion
Dans un tel contexte totalement irréaliste,
où l’État fait mine d’émettre des propositions qui n’en sont pas, nous n’avons
en effet pas vu en quoi notre « coopération » aurait pu être utile. Nous avons
trop conscience des tragédies qui entourent ces mesures, et encore plus
conscience qu’elles ne changeront aucunement
la situation des réfugiés. Nous
avons-nous mêmes proposé des mesures concrètes : la suspension du
règlement
du Dublin 2 pour celles et ceux qui veulent mettre fin à des années d’errance en
restant à nos côtés ; la négociation avec l’Angleterre d’un rapprochement
familial élargi pour permettre à cette jeunesse, qui transite par chez nous, de
rejoindre leurs frères, soeurs, oncles et tantes déjà réfugiés au
Royaume-Uni.
Tout a été refusé en bloc. Nous le déplorons. Ces mesures sont avancées par
de nombreuses organisations , Vous êtes tous témoins de l’inutilité des mesures gouvernementales
prises depuis la fermeture de Sangatte. Nous faisons confiance en votre capacité
de jugement pour tendre, comme nous, vers un droit d’asile réaffirmé, pour que
les réfugiés bénéficient comme nous de la liberté de circulation et
d’installation qui
caractérisent l’Europe, pour éviter ces transits
clandestins provoqués par la legislation actuelle, qui sont sources des trafics
et non pas l’inverse comme on essaie de vous le faire croire.
Nous nous
tenons à votre disposition si vous souhaitez nous rencontrer afin d’échanger sur
cette question.
L’ensemble des bénévoles et amis des migrants vous prient de
recevoir leurs salutations les plus républicaines et l’assurance de leur volonté
de régler de façon durable et digne cette situation qui n’a que trop duré.
Pour l’association Terre d’Errance,
la présidente
Lily Boillet